Skip to content

Angelo

Je me souviens de mon grand-père, Angelo. Il était “calzolaio” (cordonnier). Enfant, je passais des heures, le matin, à le regarder travailler dans son petit magasin au rez-de-chaussée de la maison familiale installée à l’ombre de l’église “San Giacomo” (Saint Jacques). J’étais assis sur une chaise, je balançais mes pieds qui ne touchaient pas encore le sol. Je le voyais souvent recoller le talon cassé d’une chaussure féminine. Ses gestes et son regard étaient précis, appliqués. La colle n’avait pas d’odeur particulière, ou en tout cas, elle était largement couverte par les effluves de la sauce* qui frémissait depuis 8 heures du matin dans la cuisine à l’étage (l’atelier où ma grand-mère Giuseppina régnait en maîtresse). De temps en temps, je décrochais sa guitare du mur juste derrière moi. Je grattais d’improbables accords dissonants au fur et à mesure que j’essayais de me rappeler d’un air connu. Je le voyais alors s’exclamer que je pourrais l’accompagner chanter dans les églises de la région, ou lors du festival annuel de musique sur la place de la mairie. Le rouge me montait aux joues, paniqué par cet improbable événement, je m’empressais de remettre la guitare à sa place et j’attendais patiemment que les cloches de l’église carillonnent le milieu de la journée, le “mezzogiorno”. Le midi, c’est à ce moment-là qu’il reposait délicatement ses outils, se levait, ôtait son tablier, et me tendait son bras. Plus jeune, il avait été renversé par une voiture et boitait de la jambe gauche. Je glissais mon bras en dessous du sien et nous sortions ensemble du magasin, la clochette de la porte carillonnait à son tour, et nous descendions vers la rue Libarna**. Et là, sous le soleil, fier comme un coq, j’avais l’impression de porter mon grand-père, je sentais le poids de son corps s’appuyait un peu plus sur moi à chaque bosse du mince trottoir. Nous achetions une “pomodoro”, une pomme d’or, une tomate, la grosse tomate italienne rutilante et difforme, puis mon grand-père saluait de la main quelques connaissances installées à la caffeteria La Dolce Vita, avant de s’arrêter à la “macelleria”, la boucherie pour acheter de la viande hachée. Nous rentrions directement pour passer à l’étage. Direction la cuisine, il sortait deux assiettes, coupait la tomate en quartiers, un filet d’huile d’olive, roulait deux boules de viande hachée qu’il faisait rapidement cuire dans une poêle, une pincée de sel et nous mangions tous les deux, avant tout le monde, avant de mettre la table, avant le minestrone et le plat de pâtes en famille, avant que l’air à 30 degrés ne se faufile entre les bandes verticales et multicolores du rideau moustiquaire. Cette intimité je l’espérais chaque jour de mes vacances d’été, mon grand-père a été la seule personne avec qui j’ai eu ce contact, il me prenait littéralement dans ses bras, je le prenais littéralement dans mes bras. Imaginer cette “4 jambes motrices” déambuler la rue gastronomique me fait aujourd’hui sourire… et pleurer. “Io mi chiamo Fabrizio Angelo”, je m’appelle Fabrice Ange, et je suis fier de porter mon grand-père… dans mon prénom.

* J’avais parfois l’impression que les tomates pelées, l’huile d’olive, l’oignon, le thon, la gousse d’ail, le basilic frais accouraient en bas de l’escalier pour investir la pièce. C’était la promesse d’un plat de pâtes râpé au “parmigiano” (parmesan) reggiano, que nous allions tous déguster en famille.

** Bien plus tard, j’ai su que Libarna était le nom d’une antique ville romaine à quelques kilomètres de là.

Published inBlogNarrative

One Comment

  1. c’est beau , Fabrice! on te suit dans les rues et aleliers…

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :